Chapitre trois : Jacques Schwarz-Bart, héritier de Carnot

Très tôt, porté par ses parents qui vouent un amour inconditionnel au peuple guadeloupéen, Jacques Schwarz-Bart fait la rencontre du gwoka et de Carnot qui jouera un rôle fondamental dans sa pratique musicale.

Il nous fait part de cette rencontre dans un texte inédit.

Jacques Schwarz-Bart au saxophone. Collection privée Schwarz-Bart

« À l’âge de 4 ans le monde semble tellement grand. Une table devient une maison sous laquelle on s’abrite, les mains d’une grand mère sont comme boucliers magiques, et les adultes sont comme des géants qui peuvent vous renverser tels des quilles sans même faire attention. C’est à cet âge que j’ai découvert les sons du gwoka.


Nous avions plusieurs disques de Chabin, Vélo, Robert Loyson et Guy Konkèt. Et comme tous les disques que nous avions, je les avais déjà écoutés maintes fois, car je vivais plus au milieu des sons qu’au milieu des hommes, déjà. Lorsqu’un jour ma mère m’avertit que nous irions écouter du gwoka à Jabrun, mon anticipation était à son comble.

À l’heure où les criquets, les grenouilles et les mabouyas rivalisent de mélopées pour accueillir la nuit tropicale, nous avons tous sauté dans la vieille dauphine pour aller à Jabrun. En route, mes parents ont échangé quelques mots au sujet d’une certaine Man Soso. Ils la décrivaient comme une reine. Je compris aussi que c’était la mère du fameux Guy Konkèt dont je connaissais déjà la musique. Mon imagination était en alerte, prête à l’envol.


À l’époque, il n’y avait pas d’asphalte sur le chemin qui reliait la route nationale et la case de Man Soso. Nous entamâmes un chemin de terre battue et de roche, bordé de cannes de part et d’autre, et nous nous sommes enfoncés dans la nuit qui nous entourait comme un tunnel étoilé. Au bout de dix minutes, nous sommes arrivés devant une petite forteresse composée de plusieurs cases en bois recouvertes de tôle, formant un demi-cercle autour d’une cour de terre battue. L’éclairage était limité à quelques ampoules et des lampes à pétrole. Man Soso est venue nous recevoir avec beaucoup de joie enveloppante et contagieuse. Je ne fis pas attention aux échanges, car la musique venant de la cour m’avait déjà saisi de ses doigts invisibles au sortir de la voiture. Pendant que les adultes parlaient, je me dirigeai droit vers la musique.

La vie venait de m’offrir le don ultime de la passion.

Jacques Schwarz-Bart, inédit


Il y avait beaucoup de rires, des battements de mains, des rythmes de tambour qui faisaient vibrer ma petite poitrine, des rythmes de gorge qui semblaient sortir de très loin, et, au milieu de cet océan de vie, s’élevait la voix de Guy Konkèt. Guy chantait comme si sa vie en dépendait, et dirigeait un cercle de répondeurs de main de maître, tout en donnant la cadence aux tambouriers. Cette avalanche de sons s’empara de ma conscience, et réajusta instantanément ma perception, en faisant ployer les fibres de mon être sous un poids qu’il n’avait jamais connu.
La vie venait de m’offrir le don ultime de la passion.
L’épaisseur de la nuit répondait aux expressions des visages en transe, la lueur scintillante des étoiles, sous le ciel frémissant, rebondissait dans les yeux inspirés, la brise du soir nous portait comme sur un nuage, et les sons nous donnaient des ailes.


Lorsque les tambours se turent, je m’approchai de l’homme d’âge mûr qui marquait la structure des mélodies de par ses appels et ses solos sur un tambour prolongé d’une poterie d’argile. Il s’appelait Carnot. Maître Carnot. Son dos était droit et raide comme une planche de bois tendakayou. De là s’attelaient des membres longs et rigides. Il avait un port de tête élégant et digne surplombé d’un chapeau chic, une mâchoire saillante et le regard plein de rêve, comme un Don Quichotte d’ébène. Je lui demandai de me montrer comment jouer de ce tambour. Il m’indiqua qu’il ne pouvait me laisser toucher son tambour à queue d’argile. Mais il me mit à cheval sur un tambour placé à sa droite, et me montra les différentes frappes, puis un rythme de base: le toumblak. Je manquais de tomber plusieurs fois en cherchant en vain mon équilibre sur cet instrument que mes gambinettes ne pouvaient pas encercler… Je me demandais combien de temps il me faudrait grandir pour enfourcher une telle monture…

Carnot au restaurant Au Bout du Monde (Îlet Bruman). Collection privée André et Simone Schwarz-Bart

Il avait un port de tête élégant et digne, surplombé d’un chapeau chic, une mâchoire saillante et le regard plein de rêve, comme un Don Quichotte d’ébène.

Jacques Schwarz-Bart, inédit.

Quinze jours plus tard, mon apprentissage commença vraiment lorsque Maître Carnot construisit un tambour à ma taille. Il avait trouvé un tout petit tonneau sur lequel il avait tendu une peau de cabri presque blanche a l’aide d’un cercle métallique.
À partir de ce jour, chaque fois que nous allions chez Man Soso, j’amenais mon petit tambour et me plaçais un peu en retrait pour voir sans vraiment être vu, et apprendre par osmose, dans l’ombre des géants.


Aujourd’hui, je suis saxophoniste, compositeur et professeur de musique.
Mais cette entrée dans le monde des faiseurs de sons, m’a marqué à tout jamais. J’y puise mon assise rythmique, mon sens des mélodies et du blues caribéen. Et au-delà de la musique, à travers le gwoka, j’ai hérité à la fois de la vigueur créatrice de l’Afrique et de la douleur sourde de l’esclavage. »


A la suite de cette rencontre, Jacques Schwarz-Bart chevauchera à de nombreuses reprises le ka, en Guadeloupe comme en Suisse, où il vécut plusieurs années et où Simone et André conviaient parfois la Guadeloupe pour des soirées inoubliables….

Lewoz à Lausanne (Suisse), chez André et Simone Schwarz-Bart. Collection privée André et Simone Schwarz-Bart